Claude de Scoraille - Grégoire Vitry - Olivier Brosseau
Introduction Grégoire Vitry
Après des mois de confinement, déconfinements et reconfinements, nous aurons multiplié les expériences de situations inédites et insoupçonnées, tantôt déconcertantes, frustrantes ou douloureuses, tantôt surprenantes, joyeuses et bienvenues. Il nous aura fallu admettre la réalité de la maladie et la nécessité de s’en protéger avec les moyens du bord, les familles auront dû intégrer de façon permanente la présence des enfants, entre suivi scolaire et loisirs confinés, beaucoup auront découvert la souplesse et les contraintes du télétravail et leurs conséquences sur la vie de famille, d’autres l’enchantement ou le désœuvrement face au chômage partiel, d’autres encore le désarroi face à une perte d’emploi, à l’isolement d’un parent âgé, à la maladie ou la mort d’un proche et à l’incapacité de l’accompagner.
Au fil des confinements, passés, présents et sans doute à venir, nos perceptions et notre réalité évoluent. Les incertitudes demeurent et changent de visage. Où et comment se présentent-elles à nous? Dans le travail, dans la famille, chez l’individu ?
Les impacts de cette vague pandémique sont déjà et seront massifs au niveau psychologique et émotionnel.
Nous nous intéressons ici à la question de la vie personnelle, professionnelle au fil des incertitudes.
- de quoi a-t-on peur ?
- que faire de cette peur ?
- comment vivre avec les enfants et travailler en même temps ?
- comment retrouver un temps pour soi ?
- la visio peut-elle rompre l’isolement ?
- que faire avec les écrans ?
- passé la sidération vit-on un effondrement ?
- comment créer du lien avec la famille, les collègues ou les collaborateurs ?
- comment réinventer la vie autrement ?
- comment retrouver du contrôle quand tout devient incontrôlable ?
- l’alimentation devient-elle la seule bouée de sauvetage ?
- je me retrouve seul face à moi-même : ami ou ennemi ? Drogue ou apéritif ? Lecture ou déprime ?
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Brooks et al. ont publié cette année dans le Lancet une revue de littérature sur “l’impact psychologique de la quarantaine et comment la réduire”. Une étude comparant les symptômes de stress post-traumatique chez les parents et les enfants mis en quarantaine avec ceux non mis en quarantaine révèle que les scores moyens de stress post-traumatique étaient quatre fois plus élevés chez les enfants qui avaient été mis en quarantaine que chez ceux qui n'étaient pas mis en quarantaine. 28% des parents mis en quarantaine dans cette étude ont signalé des symptômes suffisants pour justifier un diagnostic de trouble de santé mentale lié à un traumatisme, contre 6% (17 sur 299) des parents qui n'étaient pas mis en quarantaine.Une autre étude du personnel hospitalier a examiné les symptômes de dépression 3 ans après la mise en quarantaine et a constaté que 9% (48 sur 549) de l'ensemble de l'échantillon ont signalé des symptômes dépressifs élevés.
Enfin une enquête du mois dernier menée en Chine auprès de plus de 50 000 personne vient d’être publiée dans le Journal General Psychiatry concernant la détresse psychologique des chinois dans l’épidémie de COVID-19 nous révèle des résultats analogues avec près de 35% des répondants qui ont connu une détresse psychologique.
“Les Français et le COVID 19, et vous” par Olivier Gabriel Brosseau
Pour restituer une photographie des Français et de la manière dont ils abordent le confinement dans le contexte de gestion nationale de la pandémie, j’ai sélectionné 3 sources d’informations en vue d’introduire les informations que Lact a pu recueillir également depuis cette période à travers les différentes actions mises en oeuvre.
1. Il n’y a pas un, mais des confinements → attention aux généralisations : nous ne sommes représentatifs que de la catégorie de confinement dans laquelle nous nous trouvons ;
Selon que les personnes vivent leur confinement : - seules ou en familles
- en ville sans espace (petits appartements sans lieu extérieurs) ou en milieux suburbains ou ruraux (maisons avec jardin)
- sans pouvoir poursuivre leurs activité professionnelle ou en pouvant la poursuivre (soit à distance, en télétravail, soit en présentiel).
2. Un rapport au temps qui change avec une perte de repère temporel qui s’installe, avec la sensation de subir une accélération du temps (notamment pour les mères de famille qui continuent leur travail à distance) ou un ralentissement du temps qu’on trouve bienvenue ou trop long (ceux qui se retrouvent sans activité professionnelle, en chômage partiel ou complet).
Pour occuper ce temps ou le structurer - 3 grands types d’activité émergent : - 1. Le ménage - un réflexe très investi de propreté lié à la proximité inhabituelle des membres de la famille dans un contexte où il s’agit de se décontaminer (notamment les mains et les vêtements pour chasser le virus)
- 2. La consommation des plateformes de contenus de divertissement
- 3. Et le faire soi-même (cuisine et bricolage, en tête - puis masque...)
3. Grande variabilité des émotions ressenties (entre sensations de calme retrouvé et d’inquiétude/angoisse), qui selon les configurations de confinement vont et viennent au fil des informations, des expérimentations et de la représentation que l’on se fait de la situation (doser sa consommation / tester des nouveautés / canaliser sa défiance)
Avec une amorce d’un phénomène déjà observé en Chine, et qui pointe à présent plus nettement : l'attrait pour un surcroît de temps consacré au loisir et aux activités peut s'estomper avec le temps et peut éventuellement être considéré comme une corvée ; une fois la (re)découverte du temps supplémentaire passé avec la famille, le temps familial forcé peut devenir rigide, surtout pour les enfants.
"Vie personnelle et professionnelle au fil des incertitudes" par Claude de Scoraille
« Maman tu viens m’aider pour mes devoirs j’ai rien compris à la leçon !, chéri, tu t’occupes des enfants je dois me concentrer pour travailler !, T’en es où sur le projet, je dois filer des infos au DG ? J’ai besoin que tu me transmettes maintenant le compte-rendu, tu l’as fini ?, On fait quoi à manger ? Qui fait le repas ?, T'arrête quand de bosser ? Grouille-toi c’est le webapéro avec les Dupont ! »
« Je sais pas quoi faire, je m’ennuie...»
Ces propos m’ont inspirée pour vous parler de l’équilibre difficile entre la vie personnelle et la vie professionnelle que le confinement a exacerbé.
J’ai eu l’occasion de les entendre lors de nombreux ateliers réalisés par LACT ces dernières semaines au sein d’entreprises françaises et internationales aussi bien qu’auprès de groupes de managers que d’employés, et ainsi que lors de mes consultations thérapeutiques.
La réalité provoquée par le virus covid 19, un virus que nous connaissons à travers son nom dont l’acronyme est Co pour corona, Vi pour virus, D pour disease et 19 car il a été identifié en 2019 !
A part son nom, on en sait peu et quand on croit savoir on se rend compte finalement qu’on ne sait pas grand chose, de sa genèse au degré de menace qu’il représente pour l’être humain à l’échelle planétaire. Ce qui est certain c’est que sa présence dans notre environnement nous plonge dans une réalité inédite qui affecte nos existences, nos perceptions et nos comportements dans tous les domaines de notre quotidien.
« Vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille », nous dit Edgard Morin.
Avec le covid 19 notre monde dans lequel on baignait dans un certain équilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle a brusquement été remis en question. Nous sommes confinés, chez nous et ce territoire personnel, est devenu le théâtre du travail ou du chômage précipité, de la crèche et de l’école pour ceux qui ont des enfants, de la famille, du couple ou de l’isolement individuel. Il nous faut à la fois apprendre à structurer un nouveau temps pour répondre aux sollicitations des autres, ceux qui font notre quotidien personnel et professionnel ou des nôtres, et également apprendre à délimiter un territoire unique au sein duquel nous sommes la cible de revendications variées, incessantes et imprévisibles.
Donner du sens, la recherche de certitudes
Il est insupportable pour l’être humain de vivre dans un monde qui lui paraît imprévisible, hasardeux, et chaotique. Et c’est lié au fait que nous pensons ce que nous vivons. Pour nous sentir en sécurité nous avons besoin que notre monde soit organisé et cohérent, à partir d’un certain ordre, et quand c’est le cas nous lui donnons du sens en le décrivant au moyen de notre langage et donc de notre pensée.
Quand il y a une faille entre la réalité escomptée et la réalité perçue alors des réactions émotionnelles se déclenchent et s’intensifient tant que nous n’arrivons pas à reconstituer une harmonie entre les différents éléments de connaissance qui balisent notre vie. Cela suppose de parvenir à stabiliser un équilibre à partir de ce que l’on vit dans le système relationnel composé de la relation à soi-même, aux autres et au monde.
Cet équilibre met en balance deux besoins complémentaires les certitudes et les incertitudes : se sentir vivant dans la sécurité
Le besoin de certitudes
Nous avons besoin de certitudes pour qu’un sentiment fondamental de sécurité s'installe.
Les certitudes, rendent notre réalité prévisible et stable et c’est rassurant.
Les professionnels que nous avons rencontrés formulent tous des attentes de bonnes pratiques pour aborder le travail à distance, ils ont besoin de certitudes sur le fait de concevoir une relation “sans se voir”, que ce soit la relation de travail ou de tout autre nature et puis de plus en plus ils font part d’un besoin de certitudes à propos de l’avenir et de l’après confinement.
Le besoin d’incertitudes
Mais nous avons aussi besoin d’incertitudes car celles-ci nous apportent la dose d’excitation dont nous avons besoin pour notre vitalité, celle de notre corps, de notre esprit et également du point de vue émotionnel. L’incertitude met du piment dans notre vie.
« L’incertitude, nous dit Hesna Cailliau vient réveiller notre feu intérieur pour qu’il crée ses propres étoiles ».
Edgar Morin déplore que « l’on enseigne à l’école que des certitudes, jamais l’incertitude” Pourtant l’incertitude quand elle nous est familière stimule nos qualités humaines d’être innovants et créatifs pour faire face à l’inconnu et au danger. C’est d’ailleurs pour Edgar Morin un principe de vie : « toujours s’attendre à l’inattendu », c’est comme cela, dit-t-il qu’il échappe à l’angoisse.
L’incertitude se transforme en inquiétude lorsque le goût de l’aventure et du risque se perd. Si nous nous accrochons à nos certitudes nous risquons de tomber dans ce que Giorgio Nardone appelle le psychopiège du raisonnement parfait.
Le psychopiège du raisonnement parfait
Ce piège nous y tombons lorsque pour calmer l’inquiétude et l’angoisse qui nous anime nous recherchons des certitudes au moyen unique de notre rationalité. Notre pensée rationnelle nous amène à séparer, à isoler, à opposer. On compare, on élimine et du coup on perd de vue des informations liées aux interdépendances et interconnexions qui nous permettraient de saisir dans la réalité présente des opportunités de changement possible ou de divertissement dans notre environnement.
Une de mes patientes me disait que quand elle est angoissée elle part dans ses pensées, elle recherche dans le passé des informations et se balade aussi dans l’avenir ; elle cherche
des réponses au moyen de sa pensée dans une obsession de sécurité, mais cela ne fonctionne pas, elle se sent mal en permanence et n’arrive plus à se concentrer sur rien, elle ne profite de rien. Elle se sent incapable de faire quoi que ce soit, car pour agir elle voudrait avoir la certitude que les choses vont bien se passer. Elle cherche à prendre la « bonne » décision mais elle n’y arrive pas.
La seule façon de sortir de ce type de piège c’est de pouvoir entrer dans l’expérience en cohabitant avec le sentiment d’insécurité comme si on était capable de sentir sa peur tout en agissant, sans chercher à la combattre, dans une acceptation sereine de sa présence et c’est de cette façon que nous parvenons à rendre nos décisions bonnes.
Faire face à l’incertitude, c’est pouvoir agir en remettant en cause les habitudes, qui peuvent comme les certitudes devenir des servitudes lorsqu’on s’y accroche.
En acceptant de tâtonner, et de se tromper, on apprend à faire différemment on gagne en souplesse et en flexibilité, on est en mesure de saisir l’opportunité qui se présente. Evidemment plus on peut partager avec d’autres nos perceptions et nos façons d’y réagir dans l’expérience plus on s’enrichit de possibilités nouvelles pour agir.
Les ateliers collectifs que nous avons réalisés au sein d’entreprises ont été l’occasion pour les groupes de managers et d’employés de développer une rationalité relationnelle, c’est-à dire une rationalité qui crée un cadre relationnel pour que les actions individuelles aient un espace d’initiatives au moindre risque et où l’erreur est admise et partagée comme une occasion de s’améliorer.
De cette façon la responsabilité collective et la responsabilité individuelle s’harmonisent selon les règles d’un jeu où soit l’on gagne ensemble soit l’on perd ensemble.
Au centre des préoccupations, le besoin de garder le lien s’est largement exprimé.
Au fil des échanges que nous avons animés, de nombreuses ressources accessibles immédiatement ont été pensées et validées comme accessibles tout de suite, comme par exemple, le fait de mettre en premier plan des échanges professionnels des aspects informels, que ce soit par exemple de prendre du temps pour parler de tout sauf du travail, de se laisser déranger par l’intervention des enfants plutôt que de vouloir absolument les tenir à distance pendant le temps du travail, de revoir la manière de structurer son temps, selon un rythme plus représentatif des contraintes présentes, ou tout simplement d’ouvrir les webcams pour créer de la convivialité.
Pour bâtir mon exposé je me suis penchée également sur les propos des différents intervenants qui ont été tenus lors de nos conférences sur les défis du confinement, que ce soit Robert Neuburger (intimité, couple et famille en temps de confinement), Claudette Portelli et Matteo Papantueno (créer une nouvelle réalité), ou moi-même (prendre en charge les situations de détresse émotionnelle liées au COVID-19 et COVID 19 : de la peur à la détresse émotionnelle, réduire le risque du syndrome de stress post-traumatique).
Optimisme pragmatique
Ils m’ont inspiré une réflexion sur les conditions d’un optimisme pragmatique et innovant dont la mise en œuvre me semble-t-il est accessible à tous, vous, nous ainsi que nos patients. En voici le principe :
1. Accepter le changement de contexte et la nécessité de se relier différemment pour créer une réalité sécure et plus harmonieuse. Ce qui revient à vivre au quotidien comme si on était capable de vivre avec l’incertitude et les émotions qu’elle déclenche, dans une acceptation sereine, car tenter de lutter de manière confrontative contre un inconfort émotionnel trop intense est voué à l’échec.
2. De cette manière, nous sommes en mesure de faire baisser le niveau émotionnel, et ainsi nous gagnons en sécurité ce qui ouvre la possibilité de profiter de ce temps de confinement pour mener une réflexion approfondie seul.e et/ou avec les autres, les membres de la famille, des amis ou des collègues de travail par exemple.
3. A partir de cette réflexion, il devient possible de penser des actions légères accessibles aux possibilités présentes même si elles nous paraissent très petites. Il s’agira d’éviter le plus possible de chercher à revenir précisément comme avant ni à se fixer des objectifs de changement impossibles à mettre en œuvre immédiatement.
4. Ces actions peuvent alors être testées, on en constatera leurs effets, on les corrigera au besoin, ou on les consolidera et ainsi on cheminera vers la victoire du défi de vie auquel nous confronte la situation, dans les domaines personnels et professionnels.
L’optimisme dont nous avons tous besoin se construit sur le fait d’avoir en visibilité ce qui ne va pas et de décider de faire vivre ce qui va.