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L’éco-anxiété De l’apprentissage de l’impermanence à l’action

Par Emmanuelle Gallin 1

Eco-anxiété, solastalgie, biophobie, écophobie, terreur planétaire, tierratrauma, topoaversion, trouble du déficit de la nature, écoparalysie, toponésie, météoranxiété, collapsalgie 2… Tout un nouveau vocabulaire tente de décrire les nuances de ce mal du XXIème siècle lié à un environnement perçu comme dangereux. Peut-on parler d’une « nouvelle » notion d’éco-anxiété ? N’a-t-elle pas toujours accompagné les hommes au cours des siècles ? Pourquoi l’homme du XXIème siècle semble moins bien résister à l’incertitude de l’avenir ? Comment aborder ce nouveau mal pour soulager les patients ? Comment une approche constructiviste permet de transformer une représentation anxiogène du monde liée à l’impuissance en une dynamique radicale 3 et volontaire. Suite à la conférence sur l’éco-anxiété organisée par l’association Néo Sensus 4 le 9 mai 2022, interrogeons-nous sur ce qui apparaît comme un des maux du XXIème siècle.

Eco-anxiété, mal du XXIème siècle

En décembre 2021, les résultats d’une enquête internationale publiés par le journal Lancet Planet Health révélaient l’ampleur du phénomène d’éco-anxiété lié aux changements climatiques.  Sur un échantillon de dix mille personnes de 16-25 ans venant de 10 pays, 59 % des interrogés se sentent « très » ou « extrêmement inquiets » du changement climatique, 45 % affirment que l’anxiété climatique affecte leur vie quotidienne. L’étude fait également ressortir que ceux qui vivent dans des pays directement impactés par le changement climatique (Inde, Nigéria, Philippines) ressentent des émotions désagréables plus intenses.

L’éco-anxiété, théorisée par l’historien américain Theodore Roszak 5 dès les années 1970, est une peur par anticipation. Reprise en 1997 par Véronique Lapaige, chercheuse belgo-canadienne en santé mentale et définie comme une « inquiétude extrême face aux dommages actuels et futurs causés à l’environnement par l’activité humaine et le changement climatique » (Dictionnaire Oxford). Les psychiatres comparent cette anxiété d’anticipation d’une peur dirigée vers l’avenir à un « stress pré-traumatique ». Cliniquement, l’éco-anxiété se manifeste par des symptômes liés aux troubles anxieux : crises de panique, insomnies, pensées obsessionnelles, troubles alimentaires…

Au contraire, la solastalgie, créée par Glenn Albrecht en 2003 à partir des notions de réconfort (“solace” en anglais), de désolation et de nostalgie, désigne une émotion vécue dans le présent, une « émotion chronique, située et douloureuse, éprouvée face à un changement environnemental négativement perçu », (Albrecht, 2020). C’est le sentiment que le philosophe australien a ressenti face aux gigantesques mines de charbon qui ont remplacé le paysage de la région du Nord de Sydney, et que décrivent aujourd’hui les Australiens face aux terres calcinées depuis les incendies qui ont ravagé le pays. C'est « la douleur ou la détresse causée par une absence continue de consolation et par le sentiment de désolation provoqué par l’état actuel de son environnement proche et de son territoire. Il s’agit de l’expérience existentielle et vécue d’un changement environnemental négatif, ressenti comme une agression contre notre sentiment d’appartenance à un lieu » (Albrecht, 2020). Les symptômes de la solastalgie sont ainsi décrits : « Les habitants de la Hunter Valley résidaient toujours chez eux, mais ils ressentaient une mélancolie similaire à la nostalgie traditionnelle, causée par l’effondrement de leur relation normale entre leur identité psychique et émotionnelle et leur domicile ». 

Mais ce nouveau vocabulaire suffit-il à décrire l’incertitude et l’angoisse liées à l’environnement qui nous entoure (épidémies, guerre, crise économique…). La psychothérapeute Charline Schmerber, dans une enquête sur l’éco-anxiété menée en 2019 auprès de 1066 participants 6, estime que l’expression éco-anxiété est « assez réductrice. Les gens qui ont répondu à mon enquête ne ressentaient pas nécessairement de l’anxiété ». 84 % des personnes interrogées évoquaient d’autres types d'émotions, comme la colère (24 %), la tristesse (18 %) ou l’impuissance (9 %). L’éco-anxiété est ainsi liée à différentes émotions : colère, tristesse, impuissance, inquiétude, frustration. D’autres, au contraire, vont s’installer dans un profond déni. Si l’éco-anxiété est au départ un sentiment de détresse, elle peut devenir dysfonctionnelle et peut, dans certains cas, entraîner des troubles cliniques comme des dépressions, des attaques de panique, ou des burn-out. Elle peut engendrer une souffrance morale, qui pourra avoir un impact sur la vie quotidienne.

Devant l’augmentation des cas d’éco-anxiété, des réseaux de spécialistes de la santé mentale s’organisent dans le monde. En Grande Bretagne, la Climate Psychology Alliance (CPA), créée en 2010, s’intéresse aux processus psychologiques engendrés par le changement climatique  ; aux Etats-Unis, la Climate Psychiatry Alliance, créée par Robin Cooper (Pr UC/USA) en 2021, forme des professionnels sur les risques de la crise climatique en matière de santé mentale en répertoriant les troubles pathologiques liés et leur sévérité/distribution et donne des axes de recherche en psychiatrie. L’American Psychological Association (APA) publie Mental Health and Our Changing Climate Impacts, Implications and Guidance en 2017 où sont employés les termes diagnostics « peur chronique d’un cataclysme environnemental » ou encore « état anxieux lié au changement climatique ». 

En France, l’éco-anxiété est un sujet récent importé par Alice Desbiolles en 2019. L’enquête menée en 2019 par Charline Schmerber en France a permis de caractériser ce phénomène en France : sur 9 causes environnementales proposées, la biodiversité, les ressources en eau et le changement climatique seraient les sources principales d’une anxiété systémique ou collapsalgie. Les autres causes citées étant les risques liés au fonctionnement du système, guerres, pénuries, violences, risques économiques et sanitaires.

L’éco-anxiété, un phénomène nouveau ?

L’histoire de l’humanité a été ponctuée de cataclysmes, de guerres, d’épidémies. Comment les hommes géraient-ils l’éco-anxiété ? Pourquoi l’homme du XXIème siècle semble moins bien résister à l’incertitude de l’avenir ?

La psychologue Laurie Hawkes 7, rappelle que « l'angoisse est une caractéristique inamovible de l'être humain. Certains la gèrent plus ou moins bien, mais elle est toujours présente. Et la crainte de l'Apocalypse est récurrente. » De même, l'historien Jean Delumeau dans La peur en Occident 8 rappelle que « la menace du châtiment fut l'une des dominantes de la prédication pendant des siècles ». Les époques violentes marquées par les conflits et les fléaux, sont souvent propices à des réflexions sur le destin de l’homme et sur sa fin. La période baroque illustre parfaitement ce lien étroit entre anxiété, art et religion. Face aux menaces des guerres, mais surtout aux épidémies se développent ainsi au XVIIème siècle des cultes de la mort et de l’au-delà, l’art des vanités, le culte des Âmes du Purgatoire à Naples après la peste de 1656 ou encore le développement des invocations de nouveaux saints rédempteurs. Des renforcements de croyances semblent étroitement suivre la chronologie des épidémies et des guerres en Europe. Dans une perspective constructiviste, peut-on considérer la croyance comme un remède à la peur et à l’éco-anxiété ? L’apprentissage bouddhiste de l’impermanence permet-il de mieux affronter les grands bouleversements à venir de notre monde ? Dans nos sociétés contemporaines où règne l’individualisme, la disparition des croyances contribue-t-elle au développement de l’éco-anxiété ? Pendant la pandémie, l’inconnu et les questions restées sans réponses ont largement contribué à réveiller les peurs associées aux épidémies passées. L’homme a dû réapprendre l’impermanence et l’incertitude du lendemain. 

Jean Delumeau rappelle également que les peurs sont toujours un instrument de manipulation des masses et qu'en 1917, le gouvernement français censurait les articles sur la grippe espagnole, qui faisait des centaines de milliers de victimes en Europe occidentale. Aujourd’hui, on sait combien l’éco-anxiété, tout comme les traumatismes liés à une actualité violente, sont alimentés par une sur-consommation d’informations et d’images. 

Anne-Marie Moulin 9, médecin et philosophe, directrice de recherche émérite au CNRS, s’interroge sur le rôle de ce sentiment de peur « dans nos défaillances ou au contraire dans notre résilience face à nos maux grands et petits, anciens et à venir ». Pourtant, comme le rappelle le philosophe Jean-Luc Nancy 10 : « Je nous vois comme de vieux Romains à la fin du Ve siècle, qui témoignaient dans certains textes d'une impression de déliquescence, comme si tout foutait le camp. Comme si aucune valeur ni aucun ordre ne plus au temps qui vient. Au même moment, le christianisme se développait et qui au fond n'était pas autre chose qu'une réponse à l'angoisse qui saisissait l'époque. Une nouvelle société allait se constituer, mais cela a pris des siècles .» L’éco-anxiété et la solastalgie seraient-elles des émotions qui permettent à l’homme de survivre aux grands changements et d’accepter l’impermanence ?

Profil de l’éco-anxieux

Suite à son enquête de 2019, Charline Schmerber dresse trois profils d’éco-anxieux :

Les militants : « Ils exercent des métiers en lien avec le « développement durable », en permanence confrontés à de mauvaises nouvelles. Ils ont le sentiment que les gens autour d’eux ne s’engagent pas suffisamment. Quand je les reçois, ils sont dans ce que j’appelle un « burn-out écologique ». Ils ont perdu leur énergie vitale, ils sont coupés de l’espoir. »

Les personnes sensibilisées à la collapsologie : « Ils viennent avec un sentiment d’urgence et cherchent des solutions. Ils ont besoin d’être rassurés et de « se préparer ». Ils expriment une grande insécurité, mais aussi une grande énergie qui part tous azimuts et peut entraîner des actions immédiates, comme quitter sa maison en ville pour vivre à la campagne. »

Les personnes qui se sentent en décalage avec la société : « Ils ont toujours su, de manière consciente ou inconsciente, que le monde n’allait pas bien et était en décalage avec leur conscience écologique. Avec la solastalgie ou l’éco-anxiété, certains m’ont dit qu’ils pouvaient enfin mettre des mots sur ce qu’ils ressentaient. Ils sont plutôt dans une forme d’acceptation, de lucidité, mais peuvent également ressentir de la colère par rapport à l’injustice sociale ou à l’inaction des pouvoirs publics. »

Eco-anxiété et thérapie

Le Réseau des professionnels de l'Accompagnement Face à l'Urgence Écologique LE RAFUE organise une mise en commun des données sur l’accompagnement des personnes souffrant de collapsalgie. Certains thérapeutes, comme Charline Schmerber, ont développé des protocoles particuliers dédiés à ce nouveau mal avec, entre autres, des groupes de paroles, le développement de la sylvothérapie et un retour à un contact avec la nature. Beaucoup insistent sur la nécessité de changer le rapport des patients au monde et à soi dans le monde. Devant l’augmentation des cas, les initiatives se multiplient. La psychologue Françoise Di Costanzo et l’ingénieur Rhalem Zouaoui, par exemple, ont créé l’association Néo Sensus 11, dans le but de sensibiliser professionnels de la santé mentale et patients à ce nouveau trouble anxieux par des conférences et des cercles de discussion.

L’éco-anxiété développe des peurs fantasmées, souvent encore plus effrayantes que les peurs vécues. Comme le décrit Boris Cyrulnik 12, les peurs liées à la guerre imaginée, parfois racontée par les parents ou les grands-parents, sont bien plus profondes que celles des personnes qui ont vécu la guerre. L’éco-anxiété a cette même caractéristique du traumatisme des descendants de ceux qui ont vécu la guerre. Souvent obsédé par cette menace latente, le patient va chercher à confirmer sa croyance en un monde dangereux en recherchant des informations alarmistes. Tout autour de lui va se créer l’image d’un monde en danger dans un processus proche des fonctionnements paranoïaques et phobiques.

Dans son enquête, Charline Schmerber (2019) recense 30 % de personnes paralysées par cette angoisse et qui peuvent entrer dans « des formes de mécanismes compensatoires ou avoir des répercussions sur leur santé physique. »

D’autres décrivent des symptômes proches du burn-out : « Soit je suis prostrée et je n’arrive plus à faire grand-chose, soit je suis hyper active et je monte des projets avec mon collectif écolo et je m’épuise… pas de juste milieu ».

Dans une approche systémique et stratégique, les prescriptions liées aux troubles anxieux et phobiques sont bien souvent adaptées, avec notamment la question du « Comment aggraver ? » ou le « Carnet de l’anthropologue », qui amènent à une expérimentation permettant au patient de passer à l’action en se confrontant à sa peur, car lorsqu’on est au milieu de l’enfer, la seule solution c’est de traverser. Le patient expérimente ainsi que toute peur qu’on évite se transforme en panique, et toute peur à laquelle on se confronte se transforme en courage et en capacité d’action.

Ce sont également les conclusions de l’enquête de Charline Schmerber (2019) avec 67 % des personnes interrogées qui disent se tourner vers l’action : « Il y a une stratégie de coping face à l’éco-anxiété. L’action est très salvatrice, elle permet de passer d’un sentiment d’impuissance à celui de l’utilité. Cela peut passer par de petits gestes (une transition au “zéro déchet” ou un changement de consommation alimentaire) ou par un investissement plus collectif : certains rejoignent des mouvements citoyens comme Extinction Rébellion. Ils cherchent à sensibiliser, mais aussi à se regrouper et favoriser l’entraide ».

Alice Desbiolles revient sur les conséquences positives de cette émotion. Elle rappelle que le mot « émotion » vient du latin movere, mouvoir. L’éco-anxiété déclenche l’action en remettant en question notre mode de vie. Elle témoigne de son expérience : « Il n’y a pas de réelles données épidémiologiques pour savoir si l’éco-anxiété conduit davantage à cette mise en mouvement, ou au contraire vers des troubles cliniques. De mon expérience, j’observe plus souvent des cas de personnes qui vont s’adapter et agir en réaction à ce trouble. Des pathologies comme la dépression peuvent apparaître, mais ce n’est pas majoritaire. » 13

C’est aussi le constat de Véronique Lepaige, médecin chercheur en santé mentale, inventrice du concept d’éco-anxiété  : « Je me suis aperçue, dans le groupe multiculturel d’une cinquantaine de personnes que je suivais à l'époque, que beaucoup exprimaient un mal-être identitaire similaire face au constat effroyable de ce qui se passait autour de nous. Mais ce sentiment n’était pas uniquement négatif car il provoquait aussi une responsabilisation de ces personnes face aux changements planétaires. Or, si l’on veut combattre le réchauffement climatique, se sentir responsable est indispensable. Il ne faut donc pas voir l’éco-anxiété uniquement comme un problème mais aussi comme un moteur pour changer les choses. Ce sentiment conduit les gens à adhérer à certaines valeurs, à un engagement intérieur. Ils vont prendre position dans le débat public, se rassembler et un leadership collectif peut alors émerger. » 14

Conclusion : l’éco-anxiété, une approche constructiviste du monde

Dans une perspective constructiviste, l’éco-anxiété est une expérimentation de l’impuissance de l’individu à interagir sur une situation qui lui échappe. Elle est dirigée par un sentiment d’impuissance, de renoncement à agir, à une perte de confiance dans la société et dans ceux qui nous gouvernent. Sentiment précédant la résignation et le fatalisme, elle permet de porter l’action, de transformer la peur en courage. On remarque également dans les témoignages le besoin souvent exprimé de rejoindre un collectif ou une association engagée, de recréer un lien avec ses pairs. L’éco-anxiété serait-elle ce moment latent liant le doute à la peur qui précède l’action ?

1 Thérapeute systémicienne, chargée de recherche à LACT.
2 Glenn Albrecht est à l’origine des termes solastalgie, terreur planétaire, tierratrauma, topoaversion (2003), météoranxiété (2014), terracide (2016), terrafurie (2017). Dans Les émotions de la Terre (2020), il retrace l’origine de ce nouveau vocabulaire avec par exemple les termes écocide (Galston, 1970), biophobie (Keller et Wilson, 1993), écophobie (Sobel, 1996), éco-anxiété (Lapaige, 1996), amnésie générationnelle environnementale (Kahn, 1999), trouble du déficit de la nature (Louv, 2005), écoparalysie (Rees, 2007), toponésie (Heneghan, 2013), collapsalgie (Schmerber, 2019).
3 « radicale » au sens du concept d’acceptation radicale de Tara Brach.
4 L’association Néo Sensus fait un travail de sensibilisation à l’éco-anxiété. Contact :
5 Theodore Roszak. (1992). The Voice Of Earth: An Exploration Of Ecopsychology, New York, Simon & Schuster.
6 http://www.solastalgie.fr/enquete-eco-anxiete/
7 Laurie Hawkes. (2013). La Peur de l'autre. Paris, Eyrolles.
8 Jean Delumeau (1978). La Peur en Occident (xive-xviiie siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard.
9 https://www.medecinesciences.org/fr/articles/medsci/full_html/2020/06/msc200150/msc200150.html
10 https://www.liberation.fr/debats/2020/07/28/jean-luc-nancy-l-histoire-n-est-pas-terminee-elle-est-de-plus-en-plus-accidentelle_1795464/
11 Contact :
12 Boris Cyrulnik, Le Laboureur et les Mangeurs de vent: Liberté intérieure et confortable servitude, Odile Jacob, 2022, 272 p.
13 Interview d’Alice Desbiolles : https://www.caminteresse.fr/environnement/eco-anxiete-comprendre-langoisse-liee-au-changement-climatique-170939/
14 https://www.nationalgeographic.fr/sciences/2020/04/leco-anxiete-le-nouveau-mal-du-siecle

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